Tatiana Victoroff est maître de conférences en Littérature comparée à l’Université de Strasbourg. Auteur d’une thèse sur « La renaissance du mystère au XXe siècle en Angleterre et en Russie » (Moscou, 1999), elle a consacré une série d’articles au genre du mystère au XXe siècle (« Dramaturgie du silence dans les mystères des symbolistes russes et francophones », in Ecriture et Silence au XXe siècle, PUS, 2010) ainsi qu’à la littérature de l’émigration russe en France (« L’exil au «centre du monde» : les Russes à Paris », in Exils en France au XXe s., Presses Sorbonne Nouvelle, 2010). Elle est également l’auteur de l’ouvrage Anna Akhmatova. Requiem pour l’Europe, Gollion (Suisse), Infolio, 2010.
Marco Sabbatini — Professeur à l’Université de Pise (Italie) — enseigne la littérature et la langue russes. Il mène des recherches dans le domaine de la littérature russe du XXe siècle, des relations littéraires russo-italiennes, de l’histoire de la culture soviétique, en particulier de la poésie non officielle et du samizdat. Sur ce dernier sujet, il a publié un certain nombre d’ouvrages consacrés à la deuxième réalité littéraire de Leningrad. L’auteur de traductions de poètes contemporains russes (V. Krivulin, S. Stratanovsky, E. Schwartz, O. Okhapkin, B. Khersonsky, D. Prigov, etc.). Il écrit également sur les relations littéraires entre l’Italie et la Russie (Vyacheslav Ivanov dans les traductions italiennes; Anna Akhmatova en Italie; rencontres italiennes de Victor Nekrasov). Lauréat du Prix international Alpi Apuan pour la traduction et la compilation d’un recueil de poèmes de Viktor Krivulin, «Concert by Applications» (V. Krivulin, Concerto a richiesta e altre poesie, Firenze, 2016). Vit en Italie (Helvia Recina), dans le pays natal de Leopardi.
* * * *
par les temps de grande haine
le génie chuchote, cousant
des bribes de discours
comptant
que le fil ténu du labeur
resserrera la mémoire des pierres,
des plantes, et — nourri de chaleur —
le tissu des ombres humaines
Ces vers ont été écrits par le poète pétersbourgeois Valéry Kislov au début du nouveau siècle qui, dans l’histoire troublée de la Russie, commence de façon relativement tranquille mais qui exige du poète, comme toujours, de la vigilance, le don de la parole, de la mémoire et, sans doute par-dessus tout, de l’amour.
L’objectif de ce recueil est de présenter au lecteur français le paysage poétique de la Russie contemporaine dans ses aspects visibles et cachés, souvent discernables au seul regard attentif du poète.
Le seuil chronologique choisi est à la fois conventionnel et symbolique : c’est celui de la Russie dans l’attente d’une nouvelle époque, appréciant le bilan du vécu et scrutant l’avenir qui se dessine derrière le chiffre mythique 2000 ; celui-ci marque le début non seulement d’un siècle, mais d’un millénaire.
Le premier millénaire avait ouvert l’époque culturelle de la Russie de Kiev, le début de son histoire chrétienne, mais aussi des pressentiments aigus d’une fin apocalyptique. Ces prédictions se sont dans une certaine mesure réalisées. A la fin du second millénaire, la culture a été réellement soumise à de violentes persécutions et au bannissement. Les livres qui étaient de tout temps en Russie particulièrement respectés – mais aussi suspectés – furent désormais recherchés, détruits, brûlés, jusqu’à leur disparition lors d’un nouveau tournant de l’histoire, comme le pressentait Boris Konstriktor (Vantalov) dans son poème « Banquet à la mémoire de Gutenberg ». Sergueï Birioukov, un des plus fidèles héritiers de « l’avant-garde historique », propose une autre variante du destin de la parole poétique. Il la voit dans la conception de l’alphabet et trouve la confirmation de sa vision chez Derjavine ; comme épitaphe de son épopée philologique poétique, il emprunte au « pseudo-classique » : « J’ai commencé avec l’alpha et me tais avec l’oméga ». Que Konstriktor et Birioukov se concentrent tous les deux sur la dynamique est révélateur, mais celle-ci entraine-t-elle des pertes ? ou des gains ?
Quel sera le nouveau millénaire ? De nouveaux espoirs se heurtent aux profondes blessures du passé :
L’ancien monde.
Avec lui nous en avons fini.
Et le nouveau : une tache de sang qui s’étale
Et qui devient Kolyma polaire
éternelle glaciation
et ensuite (cela, c’est aujourd’hui)
Tache de vin sale,
danse des banquiers sur le pont,
Oligarque en maillot de corps.
comme en témoigne Serguei Stratanovsky à propos du « Banquet sur le Croiseur Aurore » qui se prolonge jusqu’à maintenant, symbole des « grandes réalisations » de l’histoire russe. Mais l’espoir, comme toujours, intangible « chante au loin » comme dans le Requiem d’Anna Akhmatova. Le 17 décembre 2000, Oleg Okhapkine tire un trait qui semble définitif : « Comme de la honte du vingtième siècle/ souffle le mauvais tour absurde de la mort ! ». Mais dans son poème suivant surgit un petit oiseau qui force « l’âme triste et mélancolique » à se « secouer ». Eléna Schwartz, une voix de la génération des années soixante, soixante-dix, fixe en 2001 « la chronique folle du temps dernier » et, en 2009, à huit jours de l’opération qui lui laissera cinq mois à vivre, remercie son Créateur « pour m’avoir créée poète et m’avoir donné de temps en temps la force de Te remercier même pour mes souffrances » .
Le mot « gratitude » qui couronne la poésie russe de Pouchkine à Brodsky définit sa tonalité en exprimant des expériences diverses (« là-bas quelqu’un souffre plus que moi » – dit Vitaly Amoursky en réaction aux nouveaux cataclysmes de l’histoire russe, depuis son lointain exil ), ou bien en jouant sur des lyres différentes : « Et moi vivant dans un pays qui n’est pas tendre, je m’efforce de jouer sur une lyre tendre », la poétesse moscovite Larissa Miller remercie ses maîtres parmi lesquels Arsenij Tarkovsky, le père du cinéaste, qui a su transmettre à sa génération la musique du Siècle d’Argent. « L’espoir, lumière venant de nulle part » (Maxime Ameline) permet à la poésie contemporaine de rester un témoignage des instants épiphaniques : Tamara Boukovskaïa, poète proche du verbe sonore d’Akhmatova qui a connu des hauts et les bas entre « la joie de survivre et l’horreur de la terreur » éprouve encore en 2016 « le bonheur d’un jour d’été / quand d’un nuage de poussière / un 4/4 UAZ débarque étincelant ».
Car « ils ne sont pas tous morts, mais il semble que tous ceux que j’ai connus ont changé », écrit Victor Krivouline, la voix de « la pensée et de la contestation » de cette génération, « le roseau pensant » à la manière de Tioutchev, revenu à sa source pascalienne, selon l’expression d’Olga Sédakova . Ce poème inclus dans le recueil « Poèmes de l’année jubilaire » en 2001 et intitulé « Tchoukotka », la destination de ses héros, sonne comme l’un de ces voyages d’exploration du changement de conscience de ses contemporains, tel que les poètes de sa génération le connaissent. « Pour lui, l’univers n’a pas de moyen de transport », notera dix ans plus tard Anatoli Naïman, en suivant les étapes de ce processus. L’œuvre de ce poète annonce le passage du siècle « d’argent » de la culture russe, marqué par ses entretiens avec Anna Akhmatova, au siècle nouveau qui n’a pas encore de qualificatif. Les héritiers directs de cette haute tradition poétique du XXe siècle sont, outre les poètes cités plus haut — Mikhail Eriomine, Ivan Jdanov, Konstantin Kedrov, Piotr Tcheïguine, Mikhail Aisenberg, Grigori Kroujkov, Iouri Koublanovski, Boris Likhtenfeld, Alexandre Iériomenko, Valerii Skoblo, Bakhyt Kenjeev, Alexandre Tankov, Boris Vantalov, Mikhail Bouznik, Sergueï Gandlevski…tous se sont constitués poètes au siècle dernier, étant liés à lui par les thèmes, les intonations, les rythmes. Nous avons groupé leurs poèmes dans la première section du livre : « Du XXe au XXIe siècle ».
Dans cette partie s’expriment les motifs et les goûts poétiques de la soi-disante « Seconde réalité littéraire ». Selon Victor Krivouline, la création des poètes indépendants des années 1970 et 1980 s’est effectuée sur le terrain d’une réalité textuelle et quotidienne. Parallèlement, leur conscience poétique se libérait du canon officiel de la littérature soviétique. L’éthique et l’esthétique de cette « Seconde culture » du XXè siècle finissant s’affirmaient de plus en plus en art supérieur. Krivouline appelait à distinguer l’expérimentation et « le nouveau » en poésie. Selon lui, le mouvement indépendant de la culture n’était pas une révolution, mais l’élargissement de l’horizon littéraire et artistique. Le retour aux sources, la volonté de fusionner avec le passé, la tonalité religieuse et la quête des origines culturelles ont été le vecteur principal de la poésie à cette période.
Les années post-soviétiques ont vu se renouveler la soif de métaphysique et le goût d’un néo modernisme, puisé dans la tradition littéraire prérévolutionnaire du XIX siècle et du Siècle d’ Argent. Oleg Okhapkine et Slava Len ont appelé cette époque « L’âge de bronze ».
Les changements sociétaux et politiques des dernières décennies ont immanquablement bouleversé la structure du langage poétique, entrainant le recours au conceptualisme et à un nouvel avant-gardisme. Les grandes mutations effectuées dans le domaine de la communication ont fait apparaitre de nouvelles relations au niveau phonétique, grammatical, lexical et sémantique. La poésie contemporaine est marquée par son rapprochement avec la philologie. De nos jours la langue, avec toutes ses spécificités et toutes ses ressources, devient de plus en plus un objet d’attention plus encore qu’un moyen d’expression. De cette façon, le retour aux moyens du zaoum (langage abscons et hermétique), aux syllogismes, aux anagrammes et aux jeux littéraires absurdes caractérisent les performances de cette nouvelle avant-garde, comme en témoignent les vers de Sergueï Birioukov. Le conceptualisme moscovite romantique a exercé une influence particulière sur la tradition de l’expérimentation littéraire : dans cette recherche de nouvelles voies originales ressurgissent les motifs et les moyens qui étaient réprouvés ou bien soigneusement masqués dans la poésie soviétique.
« Le train roule dans des lieux inconnus […] L’arrêt n’est pas ici, pas maintenant». C’est ainsi que le poète pétersbourgeois Piotr Kazarnovsky définit en 2014 les rythmes de ce nouveau siècle, reflétant les recherches de la nouvelle avant-garde qui s’est formée en rupture avec l’époque de la culture soviétique. Cette expérience a généré les « transfuristes » qui désirent que « la surface du poème devienne son seul contenu », selon l’expression de Ry Nikonova, Anna Zolotoreva qualifie ces poètes de « futuristes extrêmes orientaux ». Leur dépendance à l’égard à la fois des « Oberiout » et de Mandelstam, (comme le reconnait Pavel Baïkov qui se passionne pour « la Poésie des Limitations Formelles ») les conduit à faire des expérimentations dans le domaine du contenu. On y trouvera les condensés d’idées en vers libres d’Arsène Mirzaïev, le meilleur investigateur de l’avant-garde russe du XX siècle et dans la poésie ironique de Maxime Ameline.
Nous avons regroupé leurs voix dans la deuxième partie du livre, « L’autre regard : poètes de la Russie post-soviétique», nous inspirant de l’expression imagée du poète pétersbourgeois Dimitri Grigoriev : «другой отчет». Dans la mesure où ces auteurs ont débuté au siècle-millénaire dernier, il est difficile de justifier leur mise à part. Leurs liens avec les générations précédentes restent et ne faiblissent pas. Ils gardent leur valeur, acquérant de nouvelles formes au sein de la tradition restituée et transformant l’expérience accumulée. Si l’on envisage le développement de la poésie dans sa continuité, il faut souligner qu’il n’y eut pas ici de rupture forcée. Les poètes de la Russie post-soviétique ont pu choisir leur sonorité, leur voix, la construction de leur poétique, alors que dans les années 60-80, il s’agissait d’effectuer une véritable percée au niveau de la forme, mais aussi dans la teneur et la richesse des textes, et pas seulement dans ce qu’il était convenu d’appeler « le fonds ».
Dans cette partie on peut également découvrir la poésie du prêtre Sergueï Krouglov, ordonné en 1999 qui, à sa manière, représente la nouvelle dimension spirituelle de la poésie contemporaine dans « La mosaïque des coïncidences / Chez les humains comme chez les anges » ; ou encore Maria Stépanova qui interroge la matérialité même du monde, car « le corps humain […] il n’est jamais ayant été / toujours il est maintenant où » (Poème « Guerre des bêtes et des animaux »).
Cette transformation (μετάνοια) des consciences est sans doute la plus évidente dans l’œuvre des poètes vivant hors de Russie et qui sont regroupés la troisième partie . Une nouvelle expérience de la dissidence s’exprime par les voix de Vitaly Amoursky qui émigra en 1973 et dont le destin a connu, selon son expression, « une parfaite illustration de Kafka » ; de Nicolaï Bokov qui émigra à la suite de persécutions ouvertes par les organes de l’État en 1975 ; de Iouri Koublanovski, émigré politique des années quatre-vingt, revenu en Russie en 1990. Mais les poètes de la Russie contemporaine se retrouvent involontairement « hors frontières » à la suite de nouvelles délimitations géopolitiques qu’ils déplorent, comme le poète ukrainien Boris Khersonski (qui en même temps se prononce résolument contre les forces prorusses à l’intérieur de l’Ukraine) ou bien voient dans cette nouvelle configuration la possibilité d’une « double optique » enrichissante. Ainsi le poète originaire de Minsk Dimitri Strotsev définit-il sa position biélorusse « comme la possibilité de développer les qualités « non impérialistes » de la langue russe ». Pour Svetlana Nosova, le nouveau rapport à la culture et ses racines russes est liés à son expérience de vie en Allemagne, son sentimentcroissant de parenté avec la culture européenne reposant sur sa connaissance et son amour pour Vladimir Soloviev, Alexandre Blok et Ossip Mandelstam. Quant à Irina Gratsinskaïa qui fait des allers-retours entre sa ville natale de Moscou et un Paris devenu cher, elle entend la prière de Marina Tsvetaieva « Envoie-moi un jardin… » au milieu du jardin du Luxembourg qui devient son incarnation. A son tour, Olga Tabatchnikova, originaire de Kharkov, devenue enseignante en slavistique dans une université britannique, écrit son « Hommage à Brodsky » ; elle partage avec son nouvel entourage les thèmes et les intonations d’Anna Akhmatova tout comme la mélodie de ses propres poèmes : ainsi « Le poème est un saule – près de l’eau toujours» semble un reflet et un écho du poème d’Akhmatova « Toutes les âmes chères sont sur de hautes étoiles » (1921).
Ainsi, de l’intérieur comme de l’extérieur, la Russie se situe au carrefour de différentes écoles et conceptions du monde, que ce soit dans l’ expression d’une force spirituelle ou celle d’un sentiment de honte ou encore dans de nouveaux sursauts de révolte à la Karamazov, que l’on trouve en particulier chez Dimitri Strotsev : « les enfants noirs pourrissants / je les préférerai aux anges ».
Privilégiant la diversité des voix, ce recueil ne prétend pas être exhaustif – tâche impossible dans la Russie contemporaine où pour beaucoup de Russes, la poésie coule toujours tel un fleuve et un moyen organique d’expression. Ce n’est pas non plus une tentative d’anthologie : seul le temps et sans doute plus d’une génération de lecteurs pourront montrer ce qui restera de cette poésie.
J’ai bien trop à faire
Pour comprendre comme un tout
Mon siècle et mon vécu.
(Mikhail Aisenberg)
Les rédacteurs ont juste voulu faire connaître certains noms notables et faire découvrir des inconnus, montrer le rôle perceptible ou non, ouvert ou caché, de la poésie russe contemporaine qui, à travers les traductions, continue à résonner aussi en français, permettant au lecteur étranger non seulement de découvrir l’horizon d’une autre culture, mais aussi peut-être de reconnaître en elle quelque chose de proche. Il s’agissait ici de révéler une poésie qui permet d’évoquer une renaissance spirituelle et poétique de la Russie ; car « le génie conduit par un inconnu » (Mikhail Eriomine) poursuit son chemin, même s’il est condamné à « se répéter lourdement » « que la Patrie est une branche de tremble mûr, où demain, il sera, ????de toute façon, pendu » (Piotr Tcheïguine).
Chaque courte sélection de poèmes s’accompagne d’une notice biographique que nous avons proposé au poète d’écrire lui-même, estimant que l’histoire d’un poète racontée par ses soins est « un texte de même valeur que ses vers », selon la remarque de Piotr Tcheïguine ; en tout cas, c’est la meilleure introduction dans l’univers poétique de chacun dans sa langue, ses rythmes et ses accentuations. Ajoutons que nombre de poètes présentés, – Tamara Boukovskaïa, Arsène Mirzaïev, Valerii Zemskikh, Dimitri Grigoriev, Maxime Ameline – sont eux-mêmes auteurs d’anthologies de poésie contemporaine et que leur expérience dans l’art de présenter leurs collègues nous a aidés à orienter notre choix. Pour les poètes déjà disparus, nous avons utilisé les témoignages de leurs proches et amis. Nous remercions chaleureusement pour leur aide Olga Kouchlina, la veuve de Victor Krivouline, Tatiana Kovalkova, la veuve de Oleg Okhapkine,Kiril Kozyrev, légataire de l’héritage d’Elena Schwartz, Ilya Koukouï, éditeur principal d’Anri Volokhonski. Chaque notice s’accompagne d’une sélection bibliographique à partir de 2000, principalement des éditions en langues européennes accessibles au lecteur occidental.
Bien que tous différents, la plupart de ces poètes représentent la culture non officielle, la culture dite « seconde », dont Victor Krivouline disait dans son manifeste poétique de 1973 : « l’esprit de la culture souterraine, comme la lumière des premiers apôtres, luit dans les fenêtres, s’échappe des sombres caves ». Cette lumière a été perçue par les éditeurs de l’émigration en Occident, en particulier par YMCA-Press, qui a permis que le SAMizdat (voir le poème d’Alexandre Iériomenko « Samizdat de l’an 80 ») devienne un « TAMizdat » et gagne de nouveaux lecteurs avec des tirages encore jamais atteints. A différentes époques, les vers de Tamara Boukovskaïa, Olga Sedakova, Boris Khersonski, Svetlana Nosova, Iouri Koublanovski, Dmitri Strotsev furent accueillis dans la revue Le Messager de l’ACER , publiée par N.A. Struve à Paris, devenant ainsi un pont unique entre deux mondes. La présente édition se veut un hommage à la mémoire de Nikita Struve (les poèmes de Iouri Koublanovski et de Mikhail Bouznik lui sont directement dédiés ou inspirés par les contacts avec lui). C’était le rêve de Nikita Struve de prolonger les deux tomes de traduction de la poésie russe des XIXe et XXe siècles préparés par lui , par l’édition d’un recueil de poésie contemporaine dans la ligne éditoriale d’YMCA-Press.
La plupart des poèmes groupés dans la première section « Du XXe au XXIe siècle » ont paru dans des revues samizdat ou la presse de l’émigration (Kontinent, Echo, La Pensée russe) et le thème des douloureux destins de leurs compatriotes émigrés revient dans les vers des poètes dissidents. Lev Chestov, dans l’œuvre d’Ivan Jdanov et Alla Gorbounova, « Berdiaev, Khodassevitch et Tsvetkov » chez Bakhyt Kenjeev sont des noms qui continuent d’inspirer, comme ces pages du « livre blanc largement ouvert » qui continuent à se remplir ainsi que se le représente Elena Schwartz en 2001, comme ce « bateau des philosophes » au bord duquel fut expédiée la fine fleur de l’intelligentsia russe après la Révolution . Accosté sur les rives occidentales et abreuvant une nouvelle culture, ce livre-bateau continue à s’écrire par des poètes compatriotes, réunissant ainsi deux courants de la pensée russe, deux veines de la poésie russe, séparés par la contrainte.
« De Soljenitsyne/ époque débordante…» suivant les mots de Mikhail Bouznik, voilà encore un autre signe inquiétant et tragique du passage d’un siècle passé vers celui-ci, d’un Orient « totalitaire » vers une forme paradoxale de « liberté juridique » dont jouit la civilisation occidentale et qui conduit à de nouveaux Grands Inquisiteurs sur l’arène de l’histoire mondiale, dangers dénoncés par Soljenitsyne dans son célèbre discours de Harvard. « Nous allions à Bethléhem, nous voilà à Auschwitz ! » sexclament les Rois mages d’Alexandre Tankov, tandis que « le Goulag psychiatrique », selon la formule d’Oleg Okhapkine, devient la condition du poète.
D’où la nécessité de passer à une problématique sociale et politique douloureuse : Ivan Jdanov définit ce tournant en 2004 dans son poème « Maïdan », et Dimitri Strotsev en 2012 note que sinon, « le poète se réveille au Goulag ». Cette implication dans l’histoire peut devenir « un retour de la douceur », comme Olga Sedakova définit le rapport de Victor Krivouline le chroniqueur à l’égard des événements décrits. « Une douceur consciente, lucide qui sait que la perte vous humanise et la souffrance vous fait communier au ‘’cœur du Monde’’ » .
Le poète en tant qu’ « élément de résistance dans un État despotique » (Alexandre Tankov) où « l’ogre a dévoré les habitants » (Boris Khersonski) est comme auparavant celui qui empêche de vous endormir, qui perçoit à la suite de Blok et Akhmatova « une sorte de futur grondement » au seuil du nouveau siècle . « Grondement à mille bouches, en multiples langues, à toute gorge / s’étend, s’approfondit, grimpe vers les hauteurs, / emplit d’effroi les âmes des vivants, de peur les encercle », précise Maxime Ameline sur les données de notre histoire actuelle, dans une langue encore plus compréhensible pour nos contemporains qui y distinguent, tel le poète pétersbourgeois Valérii Skoblo, « le grondement des tambours/ de mon propre terrible destin ».
Un dialogue avec les classiques se renouvelle dans le prolongement de l’appel de Krivouline « Je demanderai à Tioutchev » – c’est un trait distinctif des poèmes publiés ici et qui n’échappera pas au lecteur familier des trésors de la poésie classique russe. Nicolaï Bokov en fait la démonstration avec des strophes qui s’interpellent. Ses épigraphes, empruntées à Fet et Pouchkine, ouvrent les vers de son recueil Contemplations et soupirs qui ainsi gagnent en cohérence. La confession poétique de Vitaly Amoursky « Je suis un fils de la Troisième Rome / À l’époque de son déclin » peut rappeler les rythmes et la tonalité nostalgique de « L’ode de Tsarskoje Selo » d’Anna Akhmatova. « Ma sœur, la vie » interlocutrice de Boris Pasternak surgit impérieusement et assagit les prétentions du moi lyrique de Sergueï Krouglov. A son tour, Valéry Kislov continue de s’en prendre à Tioutchev : « Nous ne saurons jamais prévoir / Pourquoi nos cœurs de boue s’enlient ».
Anna Zolotareva rappelle les vers de Pouchkine sur le génie qui se tient sur le seuil et cet « atome de résistance » que décèle dans ces vers Marina Tsvétaiéva et qui permet de survivre au « festin au milieu de la peste » de l’histoire russe.
Cependant grandit une inquiétude existentielle (« Mais où ça/ où donc allez-vous ? /pas fini de boire, / pas fini de manger ») : Valérii Zemskikh décrit le départ inexpliqué de ses héros dans « Nuit/ La bourrasque », évoquant ce quelque chose de très russe qu’attend le lecteur occidental de Eugène-Melchior de Vogüé à Philippe Jaccottet et qui pourra peut-être libérer la littérature française du cercle clos de l’esthétisme et de l’autosuffisance, que les poètes russes jugent fort problématiques.
À cette vie sans vie
comment s’arracher ?
Il y a moyen. Par exemple :
Produire une secousse, un choc,
annoncer au téléphone
Que l’engin est enclenché…
Où ? Au marché, dans le métro, n’importe.
Faire l’événement
et rien qu’un instant se sentir
Ange de la mort qui saccage et décide
Du sort des gens,
juste un petit instant…
Sergueï Stratanovsky évoque ici ces « désespérés » qui captivent plus d’une génération de lecteurs occidentaux de Tourgueniev, mais leur laisse le soin de pousser cette idée à sa limite logique, exprimée par le Verkhovenski de Dostoïevski : « Nous proclamerons partout la destruction… d’où vient que cette idée soit si tentante ? ». Sergueï Gandlevski présente une nouvelle version des fameuses « conversations russes dans la cuisine » dans des rythmes de forces élémentaires déchaînées avec ce titre symbolique : « Tombe la neige », renvoyant à la chanson de Salvatore Adamo.
Ces associations en lien direct avec les réalités russes alternent chez les poètes de ce recueil avec des réminiscences de la littérature européenne. C’est le nom de Kafka qui revient le plus souvent : « Le Procès » se prolonge pour les générations de compatriotes « qui ont tout entièrement avoué » tel que le décrit en particulier Valérii Skoblo dans son poème « Ici ont fumé Ionesco et Kafka » en février de l’an 2015 qu’il qualifie de « terrible ». Le thème de la faute, vécue à titre personnel, définit aussi la tonalité de son poème : « Dans le ciel parfois je vois une partition». Les destins de la Russie, ceux du poète russe sont inséparables des destins du monde : le premier thème de Valérii Skoblo est l’intervention de l’URSS en Tchécoslovaquie en 1968, cet événement éveilla Stratanovsky à la poésie. Le genre russe du « Voyage de Saint — Petersburg à Moscou » dont Boris Likhtenfeld propose une nouvelle version , se transforme de plus en plus en voyage à partir des deux capitales russes vers l’Europe, ce qui, à partir des années 1990, devient plus réalisable, ouvrant de nouveaux thèmes et des possibilités d’écriture. « Et plus c’est haut, plus vaste est l’étendue, / plus resserré le texte», note Boris Likhtenfeld lors d’une mystérieuse promenade avec son fils, comme avec « Virgile », à la découverte de paysages inconnus.
Paris reste la dernière étape :
Vers Dieu
par les chemins des sons
qui s’éteignent tout doucement…
Dans son poème intitulé « Mort à Paris », Arsène Mirzaïev propose de voir et d’entendre dans ces sons qui s’étirent et s’entrouvrent ce que signifie pour une sensibilité russe le fait de « voir Paris et mourir » dans une plénitude existentielle qui vous appelle toujours aussi intensément, bien que corrigée par l’histoire. « J’aurais voulu vivre et mourir à Paris/ Mais la Loubianka est plus près d’ici». Ainsi Konstantin Kedrov revient en 2000 sur le destin tragique de Maïakovski. Pour le créateur de la théorie de la métamétaphore, Paris est un réservoir d’images et de couleurs qui chaque fois contient tout l’univers : « palettes de gauguin-titi (…) oreille-palette de van gogh/ violon-palette de picasso/ étang-palette de monet ». Et même si cette expérience n’est pas toujours du ressort du poète (voir le poème de Bakhyt Kenjeev « Nous sommes cousins des fourmis : nous traînons nos trouvailles / dans un trou rempli de butin » ) ou que l’auteur adopte une attitude distancée (« pour rester/ ni la même/ ni différente/ sans appartenance » comme Irina Gratsinskaïa), cette rencontre avec la culture occidentale peut devenir une révélation, peut-être la seule indispensable pour le poète, comme on peut l’entendre dans ces strophes de Mikhail Aizenberg, écrites en 2012 :
Dans la nef basse et voûtée
il est un chapiteau roman
où un lion caresse un homme.
Le prince affaibli s’est couché
en son lit creusé dans la pierre.
Et à sa foi rendent hommage
tous les animaux, qui sourient,
oublieux du sang et de l’ire.
(D’une façon comparable, pour Alla Gorbounova, la plus jeune poétesse de notre recueil, « Vieille tapisserie, pleine d’arabesques fanées, / Te livrera ce que tu n’oses demander, sans même qu’on l’interroge».)
Cette beauté remarquée, cette invitation à déchiffrer les signes gravés sur la toile ou la pierre, permet d’être à son tour un créateur, de prolonger en quelque sorte l’acte de création. La connaissance de la langue, le séjour prolongé dans un pays d’une autre culture approfondit ce désir de participation et la possibilité d’un dialogue : Svetlana Nosova, inspirée par le tableau du peintre hollandais caravagiste Matthias Stomer ««La dérision de Cérès» traduit le poème homonyme de Yves Bonnefoy, mais lui écrit également une réponse .
Le poète moscovite Grigori Kroujkov remarque dans sa poésie « une qualité accrue » en relation avec ses études en Amérique, temps consacré à une étude approfondie de la poésie anglaise de la Renaissance et parallèlement du Siècle d’Argent russe. Enfin, le dialogue avec les poètes européens se développe indépendamment du lieu où l’on se trouve (voir le poème de B. Likhtenfeld « Paul Celan – Gisèle de Lestrange », 2010), montrant des racines communes plus profondes, permettant de sentir une parenté de culture, la possibilité de se reconnaitre en Europe, mais aussi d’y laisser des traces de sa présence, comme Elena Schwartz en témoigne à propos de ses voyages: « Et laissant dans chaque ville / Ses endroits secrets » (EMPLOIDUTEMPS # 4 (A l’étranger).
En effet, comme le constate Ivan Jdanov : « à travers les mots, les objets, les phénomènes, les fables transparait la langue, langue originelle et, de temps en temps, l’ouïe la capte, au début celle du plus sensible, puis cette langue devient accessible à un nombre croissant de personnes. C’est pourquoi une vérité comprise dans l’antiquité par un petit nombre, devient plus tard accessible à tous ».
Cela permet d’espérer que l’essentiel de cette poésie sera transmis malgré les difficultés de la traduction poétique, dont la plupart des poètes du recueil ont l’expérience, vu qu’ils sont eux-mêmes traducteurs de poésie : ainsi Maxime Amуline traduit Catulle et des poètes géorgiens ; Anatoly Naïman – le Roman de Renard et Giacomo Leopardi ; Grigori Kroujkov – les métaphysiques anglais, les poètes irlandais, américains, espagnols et slaves ; Mikhail Eriomine – T.- S. Eliot, Hart Crane et Iqbal ; Valéry Kislov – Raymond Queneau ; Boris Khersonski – des poètes ukrainiens et géorgiens. Quant à Ekaterina Belavina, traductrice de Paul Verlaine, Marceline Desborde-Valmore et Louis Aragon, elle entrouvre le rideau de son laboratoire artistique dans son poème « Naissance de la traduction », très verlainien par son atmosphère et ses associations naissantes, comme si, « pour un instant on s’évanouissait dans ‘l’autre’ », ouvrant de nouveaux moyens d’expression dans sa propre langue.
L’inverse est tout aussi vrai :
Celui qu’ici l’on comprend, sera traduit là-bas –
Tel ce pauvre Baudelaire par Tsvetaieva la condamnée,
– écrit Anatoli Naïman en 2015, rappelant que la traduction n’est pas seulement la transposition d’une langue à une autre, mais reflète la « traductibilité » des destins, « une parenté choisie » des poètes et une harmonie de leurs lyres.
Cette langue commune « se perçoit aussitôt en entier ou bien on peut en rassembler les fils, bribe à bribe et la voir alors en entier » explique Ivan Jdanov.
inspir
expir
inspir
C’est ainsi qu’Anri Volokhonsky par la strophique et la dynamique de ses vers rappelle la substance même de ce processus tandis que le moi lyrique de Boris Vantalov aspire à aller «là-bas où le Dieu primitif/ n’a laissé tomber encore aucun mot/où le soupir de la vie n’est pas né / où tout n’est ni vieux, ni neuf ».
Cela évoque les réflexions sur la poésie en tant que fondement premier du monde d’Yves Bonnefoy qui a su faire sienne l’expérience de la création poétique française des siècles passés et la transmettre. Il fut également un lecteur attentif de Mandelstam, Akhmatova, Brodsky et des poètes russes contemporains.
Prêtons l’oreille aux intonations de ces poètes en russe comme en français, à leurs convergences et leurs disparités et à leur volonté commune de rétablir les liens disloqués et parvenir à une cohérence qui sera prolongée dans de futures publications de nouveaux poètes de cette série chez YMCA-Press.
Les éditeurs expriment leur profonde reconnaissance aux traducteurs Hélène Henry, Jean-Louis Backès, Hélène Klépinine-Arjakovsky, Véronique Lossky, Paul Lequesne, Jean-Baptiste Para et Christine Zeytounian-Beloüs pour leur participation à cette recherche et pour leur travail désintéressé et inspiré.
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1.Tous les vers cités dans la préface renvoient aux textes des poètes cités, entièrement publiés dans ce recueil.
2.Voir la page 2 de la couverture. Nous exprimons notre profonde reconnaissance à Tatiana Kovalkova pour l’autorisation de publier la variante manuscrite de ce poème.
3. Voir la quatrième de couverture.
4. Olga Sédakova, « A la mémoire de Victor Krivouline », NLO, 2001, N° 52.
5.Terme inventé par le poète Nikolaï Glazkov (1919-1979) qui posait sur ses manuscrits la marque « édité par moi-même ».
6. YMCA-Press a également publié des recueils de vers de Olga Sedakova : Portes, fenêtres, Arcs (1986) et de Iouri Koublanovski : Tirage et Eclipse (1989).
7. Anthologie de la poésie russe. Le XIXe siècle, Paris, YMCA-Press, 1994 ; Anthologie de la poésie russe, La Renaissance du XXe siècle, Paris, Ymca-Press, 2016 (nouvelle éd., revue et corrigée).
8. Voir le poème de E. Schwartz « COGITO ERGO NON SUM » Regard sur le bateau sur lequel on a exilé les philosophes idéalistes en 1922 ».
9. Olga Sédakova, « A la mémoire de Victor Krivouline », Op. cit.
10. Vers du « Poème sans héros » d’Anna Akhmatova qui prolonge le thème cher à Blok d’un « grondement menaçant et destructeur » qui se fait entendre à une époque de tempêtes et qu’il a notamment fait entendre dans son poème « Les Douze » écrit en janvier 1918. Voir la nouvelle traduction en français de Georges Nivat, avec des illustrations d’Arthur Molev. (YMCA-Press — Rousskij Put’, 2018)
11. Le poème de Victor Krivouline « Question à Tioutchev » traduit en français dans Poèmes après poèmes, Anthologie présentée er traduite par Hélène Henry, éd. Les Hauts-Fonds, p. 17
12. Voir l’article de M. Tsvétaiéva « L’art à la lumière de la conscience », traduction en français de Véronique Lossky, Le Temps qu’il fait, 1987.
13. Œuvre d’Alexandre Radichtchev (1790) qui fonda le genre du récit de voyage.
14. «Voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou dans la version de Boris Lichtenfeld », série « Escalier poétique », SPB, edit. Victor Nemtinov, 2000. Voir le commentaire de l’auteur dans sa notice biographique.
15. Voir le poème de Svetlana Nosova «La dérision de Cérès ». En hommage à Yves Bonnefoy.
Sur l’écran de veille: Vladimir Ovchinnikov. Ange triste, 1989
© Tatiana Victoroff, Marco Sabbatini, 2019
© Аnthologie de la poésie russe du XXIe siècle.LES EDITEUR REUNIS – YMCA-PRESS, 2020
© «Russian culture», 2020